C’était en 1905. Ou en 1906. Cela n’a aucune importance puisque c’était la même chose toutes les années. En ce temps-là, dans nos campagnes, Noël n’était qu’une fête religieuse. Un temps de recueillement, une prière inspirée, la stricte observance du bannissement de viandes grasses avant la messe de minuit. Et le lendemain matin tout le monde au travail, à la ferme ou à l’atelier ! Point de cadeaux pléthoriques aux enfants. Les grands magasins n’existaient pas. Eussent-ils d’ailleurs existé que personne n’eût trouvé les finances suffisantes pour offrir une belle poupée de porcelaine à sa fille ou une grosse toupie mécanique à son fils. Ces cadeaux étaient pour les enfants des bourgeois de la ville ou des notables du village.
Quelques semaines avant le 25 décembre, loin de là, au sud de l’Espagne, une Carmen, une Dolorès ou une Paloma, pauvre parmi les pauvres, venait de cueillir de ses mains calleuses pour de riches négociants un de ces merveilleux fruits d’or au jus sucré et gorgé de soleil. Une orange. Dans un grand panier d’osier, à côté d’autres oranges cueillies par cette même main d’ouvrière fourbue, elle allait entamer un long périple vers le nord, traverser les Pyrénées, remonter la Narbonnaise pour être vendue une petite fortune au père de ma grand-mère Nathalie, ce vieux soldat blessé à la guerre de 70. Épargnant chaque jour quelques sous, il se réjouissait de pouvoir offrir ce fruit somptueux à chacun de ses huit enfants comme présent de Noël. Un cadeau royal à cette époque, les oranges n’ayant commencé à abonder sur les éventaires des commerçants qu’après la seconde guerre mondiale.
Ma grand-mère pouvait donc se délecter une fois l’an des parfums rares et subtils de ce mets d’exception. Une vraie fête ! Mais une fête contrariée quelques jours plus tard par la fille du châtelain, du même âge que ma grand-mère, mais qui ne sortait qu’accompagnée par le cocher de son père dans la calèche familiale. Et ne voilà-t-il pas que cette pimbêche s’entêta à moquer ma mémé chérie et sa pauvre orange de Noël : elle, qui recevait tous les ans une poupée neuve, crut bon d’expliquer que le petit Jésus (car on ne parlait pas encore du bonhomme rouge à cette époque) savait à qui il fallait distribuer les plus beaux cadeaux ! Vexée ma Nathalie répliqua du tac au tac « le petit Jésus n’existe pas, c’est ton père ! », détruisant les illusions du petit monstre.
Ainsi se vengent les enfants quand ils sont atteints dans leur dignité.
S.K. 2018
Histoire vraie : ma grand-mère était née le 13 septembre 1899.