Mayeul, le père de ma tante Francine, habillé de son costume du dimanche, était allé voir les parents de Victorin qui l’accueillirent à bras ouverts. Le chapeau à la main, ne franchissant pas le seuil de la maison, il débita rapidement son monologue : « Ah non, je ne suis pas venu pour ça. Je suis venu pour rompre les fiançailles ». Il était ensuite remonté penaud à la campagne de Belvézer. Et maintenant c’était ce pauvre Victorin qui disparaissait peu à peu en sens inverse sur le chemin qui serpentait en descendant la colline. Bientôt on ne vit plus dépasser que le gros pavillon rouge de son antique phonographe qu’il était venu reprendre chez les parents de son ex-fiancée. L’image était cocasse. Francine était prise d’un fou-rire spasmodique bien peu charitable : sa mère Constance et elle avaient bien profité quelques mois de cet instrument qui emplissait la vieille ferme d’une musique nasillarde des rouleaux de cire. Entre temps Francine s’était entichée d’un jeune postier séduisant et promettant surtout une vie citadine. Victorin, le paysan, ne pesait plus bien lourd face à lui. Pourtant le destin aurait dû être tout autre. Francine avait à peine 18 ans quand elle avait rencontré Victorin au balèti du village. De mazurka en rigaudon, elle avait senti sa tête tourner pour ce brave Victorin. Bien sûr il était un peu gauche et maladroit, lui qui descendait rarement en ville, pas plus à Marseille qu’à Toulon. Disons qu’il avait un fort côté rustique. Mais il savait danser et il n’avait pas le nez tordu. Ainsi Victorin devint rapidement l’amoureux de ma tante même si les rendez-vous étaient assez espacés. Car dans les années 20, les parents surveillaient les jeunes filles comme le lait sur le feu. Il fallut plus d’un an pour que nos amoureux prennent une décision. Un beau dimanche du mois de mars Victorin avait revêtu son pantalon de drap gris, sa taillole rouge, sa veste en velours et, chose des plus rares, s’était même noué une cravate autour du cou. Les parents de Francine l’attendaient de pied ferme, même s’ils prirent l’air surpris en le voyant arriver pour faire sa demande en bonne et due forme. Constance avait même préparé un repas pantagruélique auquel ce bon Victorin avait dû faire honneur. Mais après les entrées, les hors d’œuvre, les volailles et le gigot, n’en pouvant plus, il laissa… un ravioli dans l’assiette. Le souvenir de cette histoire a traversé presque un siècle. Aujourd’hui, dans la famille, gare à celui qui n’arrive pas jusqu’à la dernière bouchée ! Inmanquablement il a droit à cette apostrophe : « Oh, Victorin ! »
S.K. - 2018